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Peindre revient pour moi à plonger dans l'étang des possibles.

À l'instar du fameux lancer Mallarméen dans le "hasard-chaos", cet élan n'est ni toujours volontaire, ni prévisible, ni maîtrisé et engendre un système combinatoire adaptable et flexible pour révéler des formes. L’événement pictural encore indéterminé devient le lieu même d'un pari de l'incarnation. Un pari qui implique une tension, une lutte de la forme pour exister et faire corps.

Quoi de plus périlleux que la figuration de ce qui n’existe qu’à demi, de ce qui, par hasard, parvient, de temps en temps, à être ? Le hasard est un outil de mise en œuvre dans mon travail et pour qu'il ait des effets créateurs, il doit parfois s'annuler et être relayé par des décisions orientées vers une finalité. La structure de ma peinture le maintient dans des zones partielles.

Peindre devient une sorte de jeu où le courage requiert alors de trancher dans l'indécidable afin qu'une forme composée de gestes hybrides se distingue. Ce sont alors les puissances et l'impuissance qui se rejouent ainsi, et comme leur composition, tout contre la décomposition.

 

Pour ces trois séries de travaux, je travaille sur une toile tendue sur châssis posé à même le sol et j’inonde successivement la surface d'un mélange acrylique de noir et de bleu d'outremer.

À partir de là, je travaille avec l'eau que je déverse sur la toile par effusions. Je décide selon la série, de prédéterminer ou non la forme des nappes, au moins pour le mouvement initial. Ces surfaces d'eau jouent d'abord le rôle de matrices, incolores, et encore vierges de toute images, en attente de matière pour les incarner ou les "déborder". L'eau qui afflue et s'écoule devient le topos instable et allégorique du monde et de l'univers, champ mouvant et incertain, voué à des transformations perpétuelles.

Ces scénarios aqueux évidés reposent sur le fond bleu-noir de la toile comme autant de surfaces miroitantes, encore disponibles à tous les reflets possibles et où se joueront les événements picturaux à-venir. Par glissement, ces fonds-surfaces ressemblent à l'espace visuel interne du sommeil liminaire, à l'orée des rêves où phosphènes génèrent images hypnagogiques et paréidoliques aléatoires, aussi fugaces que flamboyantes. Des vues internes où se mélangent à la fois images intimes et impersonnelles.

 

Lorsque j'ai commencé à travailler avec ces nappes d'eau, je me suis intéressée à la mécanique des fluides et plus spécifiquement à la rhéologie qui s'attache à étudier l'écoulement et la déformation des liquides lorsqu'ils sont soumis à des forces. Ce que j'ai appris m'a remémoré certaines expériences que tout cuisinier a pu potentiellement expérimenter avec l'amidon et son comportement paradoxal et gênant qui se "refuse" au mélange. Quand la fécule est en effet fortement concentrée dans de l'eau, la mixture devient quasiment solide quand le mouvement qu'on lui impose se fait trop rapide. J'ai alors voulu expérimenter les propriétés de ce fluide dit "non-newtonien" en y additionnant d'autres substances afin d'améliorer sa tenue sur la toile et faciliter son effusion au sein des nappes.

 

Je soumets ensuite la toile à des dynamiques et gestuelles diverses. Chaque Séquence/Effusion implique une série d'impulsions simples ou impersonnelles, parfois d'orientations paradoxales maintenues et réitérées où peinture et matière agissent et réagissent au sein des nappes d'eau.

Ce jeu entre gravité et substance déploie le motif en structures arbitraires picturales, elles-mêmes génératrices de dynamiques internes à la forme globale qui se révèle par fragments successifs et superposés.

L'eau mise en mouvement est un canalisateur où la matière se comporte comme une lie sur la trame de la toile qui joue un rôle de crible. Le liquide-fécule se condense en agglomérats d'écumes, cortèges de cellules et autres traînées pulvérulentes qui finissent par se sédimenter en traces résiduelles.

 

Modeler le mouvement initial, dévier le liquide, le laisser s'échapper, le contenir, le veiller, le choquer, c'est une bataille, une lutte de la forme pour sa propre existence qui parvient parfois à surgir et émerger entre les repentirs et les excès. Je ne sais pas moi-même si les motifs se font ou se défont quand je peins, je cherche le mouvement interne d'une forme qui s'échappe sans cesse sur la trame des possibles. Je tente de comprendre le rythme imposé par l'inertie de la matière et travailler par mouvements successifs à la synergie de la forme qui se mue en une sorte de squelette résiduel des possibles rendus visibles par évaporation et sédimentation.

Qu'elles se concentrent sur elles-même où qu'elles se déploient à travers toute la toile, ces structures plastiques à l'essai se précipitent vers leur irréversible inertie, et grâce à la fécule, entrent en résistance avec la gravité. Les structures se complètent par d'autres "gestes repentirs" ou gestes opérant une "coupe dans le chaos" et suspendent le hasard localement pour agir sur l'ensemble de la composition. La somme de ces gestes fait apparaître à la fois un équilibre de vides et de pleins, des zones d'ordres ou des portions d'existant qui tendent vers une forme, des points privilégiés où l'on croit voir paraître un dessin ou une perspective. Toutes les parties de la composition où " le motif se cristallise et prend forme, acquiert un sens qui n'est pas figé, ni définitif, ni raidi dans une immobilité minérale mais aussi vivant qu'un organisme" et enlèvent au regard toute sensation de finitude.

 

Les couleurs que j'utilise sont empruntées aux impressions laissées par mes rêves ou celles des phosphènes et autres images hypnagogiques. Aussi vive qu’évanescente, la couleur est fuyante mais crée aussi un rythme de composition interne à la toile.

Pour citer Derek Jarman dans Chroma, " Comme les bijoux, la couleur est précieuse. Plus précieuse encore, parce que contrairement aux diamants, on ne peut pas la posséder. La couleur glisse entre les doigts et s'échappe. Vous ne pouvez pas l'enfermer dans une boite à bijoux, parce qu'elle disparaît dans le noir. " À sa façon, la couleur parle d'une absence-présence et rappelle le rôle de l'inexistant, du monde invisible et celui des fantômes à la consistance irréelle.

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J'ai commencé à travailler sur cette série d'images sur papier en testant des déclinaisons du liquide-fécule que j'utilise habituellement dans mes peintures comme une sorte d'encre calligraphique.

Le corps y est utilisé comme motif récurant, un signe déformé et déformant. Un motif calligraphique spectral qui projetterais notre regard dans une sorte de monde négatif avec l'utilisation du blanc sur noir. Le signe-corps se file, se démultiplie et s'hybride par superpositions et transparences. Mon dessin est une forme qui se cherche sur le fil d'une automatique de l'écriture et de la désécriture du motif, flexible et adaptable.

Sans préméditation d'une quelconque composition picturale, les figures commencent au hasard dans l'espace du papier et se retrouvent parfois seules, entrelacées par des écumes spectrales, parfois dédoublées, déséquilibrées dans l'espace du papier, comme entraînées par leur propre inertie induite par la gestuelle arbitraire et magnétique du fil du pinceau.

Une sorte d'encre spectrale pour figurer un langage fantôme qui renvoie à plusieurs imageries folkloriques comme celui des danseurs de butô dont les corps blancs se déplacent et se déforment dans la pénombre, ou, à celui des danses macabres, motifs du moyen-âge européen, peints sur les murs des églises, des cloîtres, des ossuaires et des cimetières,dont les fresques représentent les morts et les vivants dansant ensemble, toutes classes sociales confondues, dans une sarabande.

Le motif du corps m'est donc apparu spontanément comme point de départ d'un signe à chorégraphier picturalement dans l'espace noir du papier. Filer le motif à travers le vide comme on tenterait de se raccrocher au fil de la narration primaire, celle qui raconte les cycles de vie et de mort.

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Cette série de dessins est née après avoir passé plusieurs jours à flâner dans les musées de sciences et d'histoire naturelle Parisiens et dans les encyclopédies. On pourrait voir l'espace du musée et les encyclopédies comme une sorte d’Hadès, de topos, d'où ceux qui sont morts, où leurs traces, leurs résidus, leurs fragments forment une nécromasse noétique et biologique, d’où ils ressurgissent, revenant par intermittence à nos esprits. Les morts ou les traces de ce qui a vécu avant apparaissent comme une nourriture pour les vivants et reste inséparable de notre mémoire commune. Nous sommes faits des pensées, des mots et des images des autres.

J'ai réuni un corpus hétérogènes de ces images muséologiques et encyclopédiques (os, végétaux, minéraux, images encyclopédiques classifiées, etc.) qui constitueraient un point de départ pour composer d'autres images encore inconnues.

J'ai travaillé avec le liquide-fécule que j'utilise habituellement pour mes peintures et parfois avec 4 types de pigments récurrents dans certains dessins. Il s'agissait de commencer, sans préméditer aucun travail de composition, quelque part au milieu du noir de la feuille et de ne pas savoir comment les choses se termineraient.

Au fur et à mesure, une sorte vocabulaire pictural s'engendre, une grammaire fantôme s'invente jouant sur la transparence, la superposition et l’hybridation des formes. Mes dessins sont d'abord des images indéterminées que j'écris avec un système combinatoire pictural au sein duquel je déforme et recompose l'idée d'une image. L'écriture du dessin dérive de l'image de départ et se détache jusqu'à ne plus être un support, et ce langage presque automatique fini par révéler sa picturalité secrète.

De fragments encyclopédiques et muséaux, cette écriture-dessin, qui fait parfois écho dans sa composition à la nature morte et à la vanité, finit par nous transporter vers l'imagerie associée au cabinet de curiosités accueillant ici un bestiaire d'entités monstrueuses et chimériques, d'images et d'idoles totémiques.

 

Ces images qu'on ne saurait comprendre ou définir au premier regard suscitent en nous un mouvement viscéral et spontané et nous invitent alors au jeu de la paréidolie. Des sortes de figures plastiques à l'essai qui enlèvent au regard toute sensation de finitude et dans lesquelles on aperçoit parfois des portions d'existant qui tendent vers des zones, des points privilégiés où l'on croit déceler un dessin ou une chose qu'on a peut-être rêvé.

Tout invite à ce jeu d'identification des formes, celui d'abord, de reconnaître la présence d'une chose qui n'est pas là, mais aussi à excéder puis finalement dépasser cette identification-réflexe en se laissant guider par une autre présence-langage plus indéfinissable. Des dessins où " L'existant se cristallise alors, prend forme, acquiert un sens qui n'est pas figé, ni définitif, ni raidi dans une immobilité minérale mais aussi vivant qu'un organisme."

© Sarah Vanhille - 2024
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